Le travail à domicile, de la Libération à nos jours

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Femme pratique, anonyme, Montage de "majorettes" par une ouvrière à domicile 1981, © collection particulière. 

Avec les mille petites voitures qu'elle doit assembler par jour, cette femme photographiée avec son enfant a-t-elle des conditions de vie meilleures que ses compagnes des années 1900 et des années 1930 ? Il est difficile de comparer les trois situations car le niveau de vie général des Français s'est globalement amélioré pendant les Trente Glorieuses. Le cadre qui l'entoure semble plus confortable. Mais pour cette ouvrière comme pour les autres femmes travaillant chez elles, il y a toujours la hâte à travailler pour faire le nombre de pièces réclamées sous peine d'être licenciée. Il y a toujours ces journées interminables qui commencent avant le lever des enfants et continuent tard dans la soirée pour gagner des salaires peu élevés.

Quelle est situation des travailleurs à domicile dans les années 1950 ? Des enquêtes montrent que cette situation demeure difficile. Une nouvelle loi en 1957 crée un statut des travailleurs à domicile et leur garantit, en principe les mêmes droits qu'aux autres. Mais le véritable changement intervient dans les années 1980 avec la diminution du travail industriel à domicile et le basculement de nombreux salariés dans le télétravail. Des pans entiers du travail à domicile disparaissent avec le développement de machines perfectionnées et précises qui remplacent les colleuses de cartons et les dernières gantières à la main.  Les usines ont pris la place de tous ces métiers qui n'existent plus après le décès de ceux et celles qui les pratiquaient. Après la guerre de 1939-1945, les comités de salaires se réunissent toujours dans certains départements. Ils s'intéressent longuement aux salaires des chaisières dans la Somme ou des boutonnières dans l'Oise.

Avec la victoire alliée de 1945, les institutions mises en place en France sous l'Occupation allemande disparaissent d'elles-mêmes. Le régime de Vichy fait place à un régime républicain et démocratique, mais le principe de la continuité de l'État laisse en place le cadre juridique et législatif. De nouvelles lois sociales accordent aux ouvriers de nouveaux avantages, dont le SMIG, mais ne sont pas clairement destinées aux ouvrier-e-s à domicile jusqu'à la loi de 1957.

En fin de compte, la loi du 10 juillet 1915 a-t-elle réussi ?

Les années 1980 marquent une rupture dans l'histoire du travail à domicile. C'est la période du passage progressif de l'industrie au tertiaire, de la fabrication à la télématique. Le secteur secondaire à domicile ne cesse de décroître (20 à 25 000 personnes en 1998) alors que nouvelles formes de travail à domicile apparaissent : c'est la tertiarisation de ce mode d'emploi, accentuée par « la diffusion des nouvelles techniques d'information et de communication ». Entre 1993 et 1999, le nombre de télétravailleurs s'est multiplié par 20 et le télétravail est devenu une forme d'emploi très courante.

Les travailleurs d'aujourd'hui ont souvent fait des études et appartiennent au secteur tertiaire. Les salaires sont attractifs, du moins c'est ainsi que les présentent les sites de recrutement. Mais ce n'est pas toujours vrai et ce qui frappe à propos de ces nouveaux travailleurs à domicile, c'est paradoxalement leur extrême dépendance vis-à-vis de leurs employeurs et la difficulté pour eux de faire reconnaître certains de leurs droits (comme les droits sur les accidents du travail, toujours suspects aux yeux des employeurs), près de cent ans après la loi de 1915.

Peut-on séparer ces deux catégories de travailleur-se-s : les travailleurs à domicile et les télétravailleurs ? La première catégorie n'est pas soluble dans l'autre alors que la seconde est beaucoup plus soluble dans la première. Les travailleur-se-s à domicile ont-ils un avenir ? Pour les télétravailleurs, c'est indéniable mais pour les autres ? Le côté répétitif de leur travail permet de se mettre au courant assez rapidement. Pour le reste, les pays en développement ont pris la relève et les bas salaires, l'absence de réglementation du travail, permettent des tarifs sans comparaison avec ceux du monde occidental. Des millions d'hommes, de femmes et d'enfants ont remplacé les travailleuses européennes de jadis.

En France, des milliers de personnes sont encore concernées par le travail à domicile au sens traditionnel du terme, concerne. Elles sont peut-être moins misérables qu'il y a cent ans mais elles sont toujours exploitées à domicile.

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Enquête parmi les travailleurs à domicile, Andrée Michel, 1952, papier imprimé et encre, © collection particulière.

Enquêtes parmi les travailleuses à domicile (1952)

Andrée Michel est une sociologue féministe née en 1920. Elle a longtemps enseigné et France, au Canada et aux États-Unis. Elle est l'auteur de nombreux ouvrages sur la sociologie, en particulier sur les problèmes des femmes, de la contraception et de la famille.

Le texte qui suit est inédit.

"À Montreuil-sous-Bois, on note une recrudescence du chômage dans les différentes industries à domicile au début de l'automne 1952. De nombreuses industries saisonnières, particulièrement développées à Montreuil, telles que les jouets, les brosses, les peaux de lapin, les bouchons métalliques etc., le caoutchouc, ont refusé de fournir les quelques commandes qui amenaient un peu de travail et quelques sous dans les foyers de vieux travailleurs qui n'ont souvent que la retraite des vieux travailleurs ou d'économiquement faibles pour vivre, quand ce n'est pas l'absence de toutes ressources autres que celles que leur procure le travail à domicile.

Parmi les exemples de travail à domicile où le chômage règne actuellement  Montreuil, signalons les cas suivants :
L'entreprise de la brosse à domicile qui donnait du travail à de nombreux vieux du Haut-Montreuil a cessé ses commandes.
[…] L'industrie du coupage de peaux de lapins à domicile a été complètement interrompue pendant les mois d'été, privant ainsi une vieille ouvrière habitant en hôtel […] de son unique gagne-pain. On ne lui donnait que 200f pour un kilog. de poils, ce qui exige un travail épuisant de 13 à 14 heures ; sa voisine d'hôtel gagnait 300f du kilog. De poils sous prétexte qu'elle coupe mieux le poil des peaux. Mais le travail a manqué à l'une comme à l'autre pendant plusieurs mois et on assiste à une très faible reprise dans la première quinzaine de septembre. La patronne de l'entreprise qui fournit ce plus que modique travail fait savoir à ses ouvrières qu'elle n'a plus d'argent, mettant ainsi dans l'esprit de ces ouvrières l'idée que le prix modique et dérisoire de leur labeur fatigant est un effet de sa générosité.

[…] Étiquettes SNCF, siège de l'entreprise : 36 rue Fessart aux Buttes-Chaumont. Les étiquettes sont fournies par paquets de 100 qui pèsent chacun 1 kilog. On donne 10 francs pour préparer un kilog, soit 100 étiquettes. Le travail consiste à torsader un fil de fer que l'on passe dans l'étiquette, à compter celles-ci par paquets de 100 et à les grouper ainsi.

On ne peut pas faire, même en se dépêchant, plus de 2 paquets de 100 par heure, on fait au grand maximum 150 étiquettes par heure. Cela assure un salaire horaire moyen de 16 francs de l'heure et Paulette a travaillé 6 heures pour gagner 100 francs.

Les ouvrières ne sont pas déclarées aux Assurances sociales. Enfin, il faut que les ouvrières se déplacent elles-mêmes et aillent chercher les étiquettes qu'on leur livre par paquets de 30 kilog. C'est avec cette lourde charge qu'elles ont quelquefois quand elles habitent loin une ou deux heures de métro à faire."

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Homeworking in Southwark, anonyme, 1984, caricature, Londres, London North University, © London North University.

Un travail répétitif et toujours mal payé

Cette caricature anglaise est extraite d’une petite revue dactylographiée destinée aux ouvrières à domicile. Elle illustre ici l’exploitation du travail à domicile dans les pays développés. La situation est la même en France. Cette femme aux vêtements raccommodés qui tourne sans cesse dans une roue d’écureuil, ressemble à l’ouvrière d’autrefois. Son travail est incessamment recommencé alors que le patron ou l’intermédiaire en recueille les fruits. Plusieurs caricatures de ce petit journal montrent un patron avide qui engrange les bénéfices au détriment des ouvrières.

Les décrets et les lois ne viennent pas à bout des résistances : ces travailleurs sont toujours moins payés que les autres. Les travailleur-se-s à domicile d'avant la Seconde Guerre mondiale fabriquent des objets : vêtements, chaises, paniers, cartons, etc. Contraints et forcés de travailler chez eux pour toutes sortes de raisons, souvent dramatiques, ils ne peuvent exercer d'autre profession que celle qu'ils connaissent et qui demeure, malgré la loi, sous-payée.

La production « fait main », comme bien d'autres, s'est externalisée. Les dentellières dont les ouvrages sont vendus au Puy-en-Velay ou à Bruxelles, vivent en Hongrie ou au Vietnam. Les gantières à domicile de Saint-Junien (deux pour l'entreprise Hermès) sont concurrencées par les Italiennes. "Ce n'est pas du beau travail, cela ne tient pas", dit l'une d'elle en 2007. Il n'empêche. Les jolis gants originaux et colorés des grandes maisons parisiennes plaisent beaucoup, mais ne proviennent plus de France. Il y a toujours de lourds portants qui traversent les rues du Sentier, tirés par des tâcherons employés à la journée, mais les vêtements ne sont plus que rarement confectionnés par des ouvrières à domicile ou des tailleurs pour dames. Des ateliers plus ou moins clandestins de travailleurs étrangers les ont remplacés sur place ou répartis dans le monde entier.

Ces réflexions qui semblent liées à un domaine lointain et dépassé, celui des enquêtes de l'Office du Travail, sont encore d'actualité. La loi qui oblige à rémunérer autant une femme qu'un homme pour le même travail n'est toujours pas appliquée. Dans les mentalités, les femmes demeurent les reines du logis alors que les hommes se battent dans le monde pour gagner difficilement l'argent du ménage. Sauf qu'il n'en est plus ainsi dans la presque totalité des cas. Des femmes travaillent encore chez elles, mais dans ce domaine, ce sont les hommes qui ont largement mis la main sur le télétravail car il est bien payé. Et de leur côté, les femmes résistent à cette forme de travail à domicile pour ne pas se retrouver bloquées dans la sphère domestique qu'elles ont tout fait pour quitter. 
Aujourd’hui les travailleuses à domicile bénéficient de toute la législation sociale mais le SMIC horaire ne leur permet jamais d'atteindre l'équivalent d’un temps plein. Elles réduisent souvent leurs horaires d'elles-mêmes pour s'occuper des enfants pendant les vacances ou quand ils sont malades et semblent se contenter de ce salaire qui ne requiert pas trop d'effort et ni de temps.

Souplesse, flexibilité, manque de formation professionnelle, féminisation, telles sont les expressions qui accompagnent le travail à domicile d'aujourd'hui. Le télétravail, malgré des conditions de vie souvent aussi agréables que le permet le cadre d'habitation, comporte des inégalités par rapport aux autres formes de travail. Néanmoins, ce n'est plus le sweating system. Celui-ci a quitté - du moins officiellement - le continent européen pour se répandre dans des pays pauvres où les lois sociales sont peu développées, voire  inexistantes. La situation qui était celle des ouvrières à domicile des années 1900 prévaut dans de nombreux pays aujourd'hui. À notre tour, les mêmes questions des membres de la LSA se posent pour le consommateur européen : ces objets sont-ils fabriqués dans de bonnes conditions par des travailleur-e-s correctement payés ?

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Sans titre, Vuillemin, Libération, 3 septembre 2003, © collection particulière.

Exploitée à domicile

Libération, 3 septembre 2003.
Ce type de travail ressemble fort à celui du début du XXe siècle, même si les salaires ne sont pas aussi bas et les journées de travail aussi longues. Cette ouvrière est très seule et pas plus que celles qui œuvraient il y a cent ans, elle n'est syndiquée.

Chronique de la vie au travail
La caricature qui précède l'article est signée Vuillemin. Au milieu d'un désordre indescriptible, trois bulles :
1 "Avant, il me fallait au moins trois heures pour rentrer de l'usine à la maison !! Mais depuis que j'ai accepté de travailler à domicile, je ne mets plus qu'une heure à peine pour rentrer du salon à la chambre à coucher… Du coup, j'ai plus de temps à consacrer à ma vie familiale…"
2 "Qu'est-ce qu'on bouffe ce soir ?"
3 "Aide-nous à dégager l'emboutisseuse de devant la porte de la cuisine et on le saura avant demain, papa…"

Françoise, 57 ans, travaille dans la métallurgie en Saône-et-Loire. Chez elle.

"Je travaille dans mon salon. Sur une table de camping. Mon seul investissement, c'est le siège ergonomique. Pour ne pas me casser le dos. Car, pour le reste, je ne peux rien faire. Mon pouce gauche est meurtri et mon bras droit s'endort tout seul. Quand je suis au téléphone, parfois il tombe et laisse échapper le combiné sans que je puisse réagir. Je suis travailleuse à façon dans la métallurgie. Dans mon salon.

Deux fois par semaine, je pars récupérer les pièces au dépôt, dans des petits harnais pour de métiers à tisser. J'enfile des ressorts dans un harpon, je pince de la main gauche, je visse de la main droite. Cinq fois, parfois dix, car cela ne tient pas toujours. D'ici lundi, je dois faire mes 3000 pièces, soit plus de 20 000 vissages. Payé en théorie au Smic. Beaucoup moins en réalité, puisque les temps de montage sont sous-évalués.

On est une centaine dans cette boîte  mais personne ne se connait. On se croise quand on va chercher la marchandise,  Chacun rentre chez soi avec son carton le plus vite possible pour finir plus tôt. Quand on n'a pas choisi, c'est une vraie galère. Etre seule, devant sa radio, à répéter mille fois les mêmes gestes. Cette solitude me pèse. Surtout à la campagne où je suis éloignée de tout. J'aimerais bien avoir des horaires fixes. Rentrer à la maison et me dire, c'est terminé. Là, j'ai l'impression d'être toujours au boulot. Avec le foutoir dans le salon. Je pars faire des courses mais je sais qu'au retour, je dois continuer, et finir pour le lundi suivant. J'ai bien essayé de trouver un autre travail, mais à la campagne, il n'y a pas beaucoup de choix.

Certaines de mes collègues voient un avantage à travailler à domicile : elles récoltent un salaire d'appoint tout en pouvant aider leur mari à la ferme. Mais moi, je n'en retire aucune autre compensation.

Quand je sors, j'emmène parfois des pièces avec moi. Je vais voir ma sœur qui me donne un coup de main, m'aide à boucler à temps. Mais, chez certains, c'est la réquisition générale. Toute la famille bosse. Et quand je dis la famille, c'est aussi les enfants… On le sait parce qu'ils montent cinq fois plus de pièces que les autres. Donc forcément, quelqu'un les aide. Des familles entières travaillent ainsi dans l'ombre. Mais en milieu rural, personne ne dis rien.

Et puis l'inspecteur du travail ne peut pas rentrer chez les gens. Donc, il n'y a pas de contrôle. Le problème, c'est qu'ils ne viennent pas non plus pour les maladies professionnelles. On a tous des troubles musculaires, que la Sécu ne peut pas reconnaître. Alors, quand les filles ne tiennent plus, elles sont licenciées. Pour inaptitude. C'est encore plus dur depuis qu'ils ont réduit les salaires. Ils ont fait des chronos de montage avec les filles les plus rapides et ont créé une nouvelle grille. Ce que l'on devait faire en huit heures, et pour lequel je mettais déjà dix heures, on doit maintenant le réaliser en six. Un quart de salaire en moins, ou de travail en plus. Au choix. Le sous-traitant dépend du donneur d'ordre, qui lui-même menace de délocaliser en Turquie.

Pour les vacances ? Non, je ne suis pas partie. Je ne pouvais pas. C'est inclus dans notre paie de misère. Du coup, l'été, quand la boîte ferme, on n'a pas de salaire. Je dois me débrouiller pour tenir le temps des congés. En attendant la reprise. Un cercle vicieux qui fait du travail à domicile un vrai piège."
Recueilli par Luc Pellet

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