La littérature plaide en faveur des ouvrières à domicile
Le tragique destin de ces ouvrières intéresse les auteur-e-s, comme l'illustre La chanson de la chemise. Même si les ouvrages ne sont pas très nombreux, ils reprennent des thèmes présents dans les feuilletons des journaux. Ainsi Le Juif errant d'Eugène Sue et Rocambole de Ponson du Terrail ont des héroïnes qui travaillent à domicile. Leur présence permet aux auteurs d'aborder les salaires et leur faiblesse, cause fréquente de la prostitution des ouvrières à domicile et situation romanesque. Dans les deux romans, s'opposent deux sœurs, l'une est vertueuse et meurt de faim, l'autre ne supportant plus la misère, mène une vie dissolue. Mais dans un cas comme dans l'autre, la femme perdue revient à la vertu, fut-ce au péril de sa vie. Chaque fois, les romanciers décrivent la difficulté de vivre avec des salaires très bas et la tentation de la prostitution.
Le sujet inspire également les poètes et librettistes d'opéra (La Bohème de Puccini, 1896). L'opéra raconte les amours de Mimi, une jeune couturière, et de Rodolfo, un jeune étudiant. Mimi meurt dans sa mansarde à la fin de l'opéra, victime de la tuberculose.
Mais ce sont surtout les romans qui donnent le tableau le plus vivant de ces ouvrières, à la fin du siècle. Écrits par des hommes ou des femmes, ils paraissent dans des journaux et ils ont un fort tirage. Les deux premiers sont d'Hector Malot, Un bon jeune homme, et de Charles de Vitis, Le Roman de l'ouvrière. Signalons deux romans féminins : Le Calvaire des femmes par Marie-Louise Gagneur et La Vie tragique de Geneviève par Louise Compain. Ces quatre romans écrits par des républicain-e-s ou des catholiques, sont bien documentés et s'inspirent des enquêtes et études économiques pour asseoir des histoires romanesques mais reprennent des thèmes plausibles de la vie quotidienne des ouvrières : des salaires trop bas pour que les femmes puissent vivre normalement, élever leurs enfants et manger à leur faim. Tentatives de suicide, maladies mortelles, concurrence des autres ouvrières, dureté des entrepreneuses et pingrerie des patrons qui savent qu'elles ont besoin d'argent et sont réduites à accepter n'importe quel prix, sont des thèmes qui reviennent dans tous les romans.
La chanson de la chemise
Cette poésie de 1844 est anglaise. Écrite par Thomas Hood (1799–1845), elle a rencontré un grand succès et connu de nombreuses traductions car la vie difficile qu'elle décrit est la même dans tous les pays industriels.
The Song of the Shirt
With fingers weary and worn,
With eyelids heavy and red,
A woman sat in unwomanly rags,
Plying her needle and thread—
Stitch! stitch! stitch!
In poverty, hunger, and dirt,
And still with a voice of dolorous pitch
She sang the "Song of the Shirt!"
"Work! work! work!
While the cock is crowing aloof!
And work—work—work,
Till the stars shine through the roof!
It 's Oh! to be a slave
Along with the barbarous Turk,
Where woman has never a soul to save,
If this is Christian work!Chanson de la Chemise
"Les doigts meurtris par les aiguilles,
Et les yeux rougis et lassés,
Elle cousait à points pressés,
La pauvre ouvrière en guenilles.
Encore un point !…un point !… un point !…
(Ô la misère et le besoin !)
Et sa voix qu'emportait la bise
Montait triste, portant au loin
Le chant de la Chemise.
« Travaille !… travaille !… travaille !…
Quand du coq résonne l'appel ;
Travaille !… travaille !… travaille !…
Jusqu'à l'heure où l'azur s'émaille
Des étoiles couvrant le ciel.
Mieux vaudrait, chez le Turc sauvage,
Se voir captive d'un païen
Que d'être (Ô plus dur esclavage !)
Ouvrière en pays chrétien."
Deux romanciers au service des ouvrières à domicile
Hector Malot, Un bon jeune homme, 1877.
Un Bon jeune homme d'Hector Malot développe le thème de la jeune fille amoureuse et déshonorée. Une jeune fille, séduite par le fils d'une femme très riche, se retrouve enceinte. Sans espoir d'être épousée, elle est, de plus, victime de la mauvaise réputation que la mère de son amant lui fait. Ne trouvant plus de travail de lingerie, elle pense au suicide. Mais un vieux noble généreux l'aidera à sortir de l'eau où elle se noyait et l'installe comme lingère dans sa propriété.
Extraits :
Dans ce passage, l'auteur évoque les bas salaires et la concurrence des couvents, dans le suivant, il décrit la petite chambre humble.
"Il m'a fallu trouver du travail et ce n'est pas facile avec tous vos couvents et vos patronats qui se sont fondés dans la contrée.
- Ce sont de pieuses fondations, qui rendent les plus grands services.
- Je ne te dis pas qu'elles ne rendent pas des services ; mais enfin, d'un autre côté, avec ces pieuses fondations qui accaparent le travail au rabais, une pauvre fille seule comme moi ne trouve pas facilement de l'ouvrage ; est-ce qu'on veut de nous ? On aime bien mieux s'adresser au couvent, qui sert plus vite et qui fait payer moins cher. Sais-tu combien on me paye la façon d'un peignoir comme celui que tu vois sur cette table ? Un franc, et il me faut de quinze à seize heures pour en faire un." (p. 68)"Elle ne tarda pas à trouver, sinon ce qu'elle désirait, au moins ce qui lui était nécessaire, c'est-à-dire un petit cabinet aux troisième étage, au fond d'une cour, dans une pauvre maison habitée par des ouvriers.
Il n'était pas beau ce cabinet de quatre mètres de long sur trois de large, avec une toute petite fenêtre, et n'ayant pour tout mobilier qu'un lit, une table et deux chaises de paille ; mais il avait pour elle cet avantage considérable en ce moment de ne coûter que douze francs de loyer par mois." (p. 392)
Charles de Vitis, Le Roman de l'ouvrière, 1897.
Le Roman de l'ouvrière de Charles de Vitis utilise les auteurs de la Réforme sociale et en cite même quelques extraits. L'aumônier, qui conseille sur son avenir la jeune Germaine héroïne du livre, présente le comte d'Haussonville comme "un écrivain distingué, philanthrope du plus grand mérite".
"Au minimum, écrit-il, l'ouvrière qui vit seule à Paris, dépense annuellement 850 francs, en supposant qu'elle se contente d'une chambrette de 100 francs, que le prix de sa nourriture n'excède pas 1 franc 50 par jour, et que ses vêtements, les dépenses diverses de sa chétive existence ne s'élèvent pas au-dessus de 210 francs."
Ce roman raconte l'histoire d'une jeune bourgeoise que se retrouve orpheline et ruinée et gagne sa vie en raccommodant des dentelles précieuses. Chargée par un abbé de réintroduire le christianisme dans un immeuble populaire de Montmartre, elle finit par refaire fortune et retourne dans son milieu une fois sa mission accomplie, non sans avoir créé un syndicat chrétien pour défendre les ouvrières à domicile.
Extrait :
"Il n'y a pas longtemps que je travaille pour le monde, répliqua doucement Melle d'Orchamps, et je ne savais rien de ce que vous venez de me dire.
- Je comprends, vous n'avez pas eu l'occasion d'étudier la "question des salaires", comme on dit à la Chambre, et vous ne connaissez pas les misères de la vie des lingères, soit qu'elles soient seules, soit qu'elles prennent un compagnon. Car il arrive parfois que, pour ajouter quelque chose à leur maigre gain, peut être aussi pour se créer un foyer, se donner un protecteur, elles se mettent en ménage avec un ouvrier, dont la paie est toujours supérieure à celles des femmes.
Pendant quelques années elles sont heureuses ; mais, quand les enfants arrivent, amenant avec eux la misère, l'homme, qu'aucun lien n'enchaîne, s'en va dans un autre quartier ; la femme reste seule. Comment se nourrir et nourrir ses enfants avec 80 centimes par jour ? La pauvre créature roule d'abîme en abîme pour tomber au plus bas, dans la fange !" (p. 134)
Une romancière engagée : Marie-Louise Gagneur
Originaire de Lons-le-Saulnier, Marie-Louise Gagneur (1832-1902) est fille d'un romancier et elle écrit des romans populaires qui paraissent avec succès en feuilleton dans les journaux. Proudhonienne (et pourtant celui-ci n'est guère féministe), elle défend l'indépendance des femmes.
Le roman présenté ici est Le Calvaire des femmes (1887).
Les malheurs des jeunes ouvrières sont innombrables, mais celui qui les guette et les met un peu plus en marge, surtout si elles sont jolies et innocentes, c'est donc le déshonneur. Depuis Fantine, la mère de Cosette, les romans racontent tous des histoires de jeunes filles déflorées par des fils de famille qui ont promis de les épouser ou de les entretenir. Elles vivent parfois les deux situations, ainsi Geneviève du Calvaire des femmes. Le roman présente de nombreuses ouvrières à domicile et des milieux industriels de Paris et de Lyon. Le souci des jeunes gens est d'avoir des liaisons sans avenir pour préserver la venue d'un beau mariage qui leur apportera une dot substantielle car dans l'attente de leur héritage, ils n'ont pas les moyens de mener leur vie telle qu'ils l'entendent. Les jeunes filles des milieux populaires s'y laissent parfois prendre. Se retrouvant seule dans Paris où elle croyait rejoindre son amant, une jeune fille entre alors dans un atelier dont la patronne s'occupe autant de faire coudre des robes que de présenter de jeunes et fraîches ouvrières à des messieurs d'un âge avancé. Ainsi est-elle considérée dans l'atelier :
« Elle est trop jolie pour rester longtemps à la paie de quarante sous par jour.
« Ma chère enfant, lui dit sa patronne, soyez aimable avec M. le duc, car votre avenir dépend de cet entretien. Surtout, ne soyez pas si morose, M. le duc aime la gaieté. »
Mais la jeune fille ne cède pas aux avances du duc.
Marie-Louise Gagneur, l'auteure de ce roman, tranche avec la littérature bien-pensante, par un point de vue moderne et féministe. Elle milite pour l'éducation des filles à l'indépendance. Son personnage préféré est manifestement celui de Bathilde Borel qui est généreuse, très cultivée, indépendante et célibataire (qui épouserait une femme instruite, surtout à cette époque ?). Socialiste, elle a aussi un point de vue moderne contre la charité qu'elle trouve humiliante, tant pour celle qui donne que pour celle qui reçoit.
Évoquant une ouvrière à domicile, Marie-Louise Gagneur donne, des indications précises :
"Depuis huit jours, Claudine était donc installée dans sa position nouvelle. Elle avait obtenu de l'ouvrage du magasin de lingerie qui occupait Geneviève. En faisant deux chemises par jour, elle pouvait gagner un franc cinquante centimes ; mais il fallait travailler depuis six heures du matin jusqu'à dix heures du soir, et soigner l'ouvrage, ce qui fatiguait les yeux.
Comme remetteuse, Claudine n'était pas habituée à un travail très régulier : aussi l'état de lingère lui parait-il d'abord pénible. "Une femme du monde qui prend une broderie ou un ouvrage de tapisserie, et qui brode en causant, à points interrompus, douillettement étendue dans un fauteuil, ne peut comprendre combien cette besogne est rude, triste et ingrate, pour l'ouvrière qui coud tout le jour, qui coud sans relâche. Cette aiguille, qui le matin parait si légère, devient bien pesante à la fin de la journée, et c'est à peine si le soir, la main raidie et gonflée peut la tenir.
L'ouvrière a la tête lourde, le cou s'endolorit, ses yeux rougissent, et, à la longue, l'estomac et la poitrine se resserrent." (p. 155)
Une amie de Gabrielle Duchêne : Louise Compain
La vie de Louise Compain est mal connue. Journaliste et romancière, elle fait partie de l'USFS, collabore à La Française et elle est l'auteure de romans féministes et d'un petit ouvrage sur la Femme dans les organisations ouvrières (1910).
La Vie tragique de Geneviève est le roman d'une ouvrière à domicile. L'auteure est une amie de Gabrielle Duchêne qui s'intéresse beaucoup aux associations syndicales et coopératives qui doivent aider les femmes pauvres. Dans son roman, elle se débrouille pour aborder tous les problèmes que peuvent rencontrer ces jeunes couturières.
Élevée dans un orphelinat laïque, Geneviève est une "oie blanche" qui ne connaît rien à la vie quand elle en sort à 16 ans et se retrouve servante chez un petit bourgeois qui se révèle être son père. Amie de la fille de la maison, Marguerite, elle est chassée froidement par la mère et sa "sœur" ne la retrouve qu'à la fin du roman. Sachant coudre, Geneviève tente de se faire rémunérer décemment, mais elle est contrainte d'accepter des salaires très bas. Abandonnée par un jeune charpentier socialiste alors qu'elle est enceinte, elle arrive à Paris. Elle habite alors une chambre misérable dans un immeuble où vivent d'autres ouvrières à domicile (comme dans le roman de Charles de Vitis). Il y a, par exemple, Rose qui est fleuriste et sa jeune sœur Marcelle qui apprend les modes mais finit par fuir un métier et une vie où elle meurt d'ennui. On devine qu'elle va se prostituer pour sortir de la misère. À un autre étage vit Clémence qui est confectionneuse, une vieille femme qui coud des burnous (que ses voisines l'aident à terminer pour qu'elle ne meure pas de faim). Il y a aussi un grand père et son petit fils qui tombe amoureux de Geneviève et l'épouse.
Le roman pourrait alors prendre un tour plus heureux. Une deuxième petite fille naît mais le jeune père meurt à son tour de la tuberculose. La misère est pire que jamais. Pour obtenir du travail, elle accepte les avances de son fournisseur qui, ayant obtenu ce qu'il voulait, ne lui donne plus d'ouvrage. Elle décide alors de se suicider en allumant le fourneau (comme Céphise dans Le Juif errant). Les enfants meurent asphyxiées, mais Geneviève est sauvée à l'hôpital par sa sœur, devenue médecin. Elle traverse ensuite une grave dépression dont elle réussit à sortir en décidant de lutter pour ses sœurs d'infortune.
Louise Compain fait passer le personnage de Geneviève devant le bâtiment de la coopérative l'Entr'aide qui va, par la suite, l'employer. L'auteure montre la rivalité entre ouvrières célibataires et mariées, peuvent plus facilement accepter de bas salaires.
Extraits :
"Elle le sait bien qu'une femme ne peut élever deux enfants avec son aiguille ! Elle était au bord de la misère quand Morin l'a sauvée. Et maintenant qui la sauvera ? Lui faudra-t-il les soirs où elle n'aura pas travaillé faire comme une ouvrière qui demeure à côté d'elle et descendre dans la rue ? Non ! elle a mangé de ce pain-là. Elle n'en veut plus.
Les enfants maintenant reposent, mais Nénette a pleuré avant de s'endormir, car elle avait faim. Paulette ne crie ni ne pleure : elle n'a plus de forces. Cela, la mère ne peut plus le supporter. Elle ne peut plus voir ses enfants s'étioler et lentement mourir. Et puis, pour quelle vie les élèvera-t-elle, les pauvres petites ? Est-ce que c'est une vie que celle de Nénette qui, à six ans, coud des agrafes, soigne la petite soeur et ne joue jamais ? Pour l'envoyer à l'école, il faudrait qu'elle ne fût pas nécessaire à la maison. Et que pourra-t-elle devenir ? Une pauvre petite sans force, qui ne vivra jamais de son travail, une petite chair à maladie comme Clémence, puisqu'elle ne sera pas une chair à plaisir comme Marcelle. Ah ! Il ne faut pas avoir d'enfants quand on est pauvre !" (p. 286-287)"Allons les pauvres femmes, qu'on vide le plancher ! Il n'est de place pour vous ici-bas, que dans la misère ou l'ignominie. Ah ! si les petites étaient des garçons, elle hésiterait peut être à les tuer ; mais des filles ? De la graine d'ouvrières, c'est les aimer que de les faire tomber doucement dans la mort.
Elle se lève ; dans un sursaut de désespoir, elle déchire l'enveloppe grise ; elle tire un à un les morceaux de charbon et les dispose sur le réchaud. Les voilà qui s'allument. La porte est bien close, et la fenêtre aussi. Pourvu que cela ne soit pas long ! Elle est si lasse !
Elle se couche entre ses deux fillettes, elle les entoure de ses bras, ferme les yeux. Qu'on est bien ainsi !... Elle ne distingue plus le crépitement des tisons ; elle aspire l'âcre odeur….une langueur la gagne, c'est le sommeil, c'est le repos, l'oubli … Un gémissement la tire de sa torpeur ! Oh ! Cet étouffement qui la prend à la gorge, son cœur qui bat, ses tempes qui sautent ! Oh ! Cette horrible sensation de sombrer dans le néant ! Non, non, elle est trop jeune ; elle veut vivre ! Voici les champs, les près en fleurs de son enfance ! le soleil ! De l'air, de l'air…Oh ! La fenêtre, la fenêtre ! Mais elle retombe sur sa couche terrassée, entre les petites qui ne gémissent plus …. " (p. 288-289)