La loi du 10 juillet 1915

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Loi du 11 juillet 1915 (début), extrait de Raoul Jay, Le Minimum de salaire dans l'industrie du vêtement, Paris, Librairie Alcan 1915, © collection particulière. 

LOI portant modification des titres I et V du livre 1er du code du travail et de la prévoyance sociale (salaire des ouvrières à domicile dans l'industrie du vêtement)

Le Sénat et la Chambre des députés ont adopté,
Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :
Art.1er. - Le chapitre 1er du titre III du livre 1er du code du travail et de la prévoyance sociale est modifié comme suit :
"Chap. 1er. – De la détermination du salaire. – Section I. – Du salaire des ouvrières exécutant à domicile des travaux rentrant dans l'industrie du vêtement.
"Art. 33. – Les dispositions de la présente section sont applicables à toutes les ouvrières exécutant à domicile des travaux de vêtements, chapeaux, chaussures, lingerie en tous genres, broderie, dentelles, plumes, fleurs artificielles, et tous autres travaux rentrant dans l'industrie du vêtement.
"Art. 33 a. – Tout fabricant, commissionnaire ou intermédiaire, faisant exécuter à domicile les travaux ci-dessus visés, doit en informer l'inspecteur du travail et tenir un registre indiquant le nom et l'adresse de chacune des ouvrières ainsi occupées.
"Art. 33 b. – Les prix de façon fixés, pour les articles faits en série, par tout entrepreneur de travaux à domicile, sont affichés en permanence dans les locaux d'attente ainsi que dans ceux où s'effectuent la remise des matières premières aux ouvrières et la réception des marchandises après exécution.
Cette disposition ne s'applique pas au domicile privé des ouvrières lorsque la remise de ces matières et la réception des marchandises y sont directement effectuées par les soins des fabricants, des commissionnaires ou des intermédiaires.
"Art. 33 c. – Au moment où une ouvrière reçoit du travail à exécuter à domicile, il lui est remis un bulletin à souche ou un carnet indiquant la nature, la quantité du travail, la date à laquelle il est donné, les prix de façon applicables à ce travail ainsi que la nature et la valeur des fournitures imposées à l'ouvrière. Les prix nets de façon ne peuvent être inférieurs, pour les mêmes articles, aux prix affichés en vertu de l'article précédent."

La loi de 1915 prévoit l'attribution de salaires minima aux ouvrières à domicile de certaines professions par des comités strictement réglementés. Les préfets jouent un grand rôle dans la nomination de ces comités et l'application de la loi. Ces salaires sont "constatés" par des comités départementaux de salaires et des comités d'expertises calculent les durées de confection de chaque objet. Le salaire de référence est celui d'une ouvrière d'habileté moyenne faisant la même pièce dans un atelier. Les salaires et durées sont affichés et portés au Recueil des actes administratifs du département qui fait foi en cas de litige. La loi oblige les patrons à tenir un livre où sont reportées les coordonnées des ouvrières qui travaillent pour eux. Ils doivent également tenir des carnets à souche individuels ou des bordereaux dont l'ouvrière reçoit un feuillet avec le détail de toute nouvelle commande. Les salaires et éventuellement les durées doivent être révisés tous les trois ans mais cette clause n'est presque jamais respectée, tant la mise en œuvre de la loi est difficile.

Les patrons qui ne respecteraient pas la loi ne risquent que des amendes peu élevées qu'ils préfèrent payer. Quant aux tribunaux, ils vont utiliser toutes les clauses possibles pour ne pas appliquer la loi aux ouvrières qui oseraient réclamer. Une juridiction interne au ministère, la Commission centrale des Salaires, est longue et les patrons (dont l'armée) sont plus nombreux que les ouvrières à protester contre les résultats des RAA.

Pour faire respecter la loi, les inspecteurs du Travail ne peuvent s'occuper que de l'affichage et la tenue des livres mais pas de leur contenu. Si le prix donné par le patron est différent de celui que le comité a fixé, ils ne peuvent rien faire. Leurs rôle est donc modeste.

Des associations autorisées (Office Français du Travail à domicile, Ligue sociale d'acheteurs, CGT) peuvent représenter les ouvrières devant les tribunaux. Mais ce point fondamental pour défendre des femmes qui ont peur de perdre leur travail en protestant elles-mêmes, va mal fonctionner.

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Télégramme envoyé par le ministère du Travail au préfet de Vendée, anonyme, 1916, La Roche-sur-Yon, AD Vendée, © AD Vendée.

Des préfets responsables de la mise en oeuvre de la loi

Quand les départements n’envoient pas les résultats des réunions sur les salaires, le ministère écrit. Il envoie des centaines de lettres aux préfets qui n’ont pas réuni leurs comités. Quand ces injonctions sont sans effet, il envoie des télégrammes comme celui qui suit :

"Off. Paris 7053 36 23 19 = Travail à préfet La Roche-sur-Yon. Prière faire connaître d’urgence décisions du comité de salaires prévu par la loi du 10 juillet 1915. Hâter s’il y a lieu, fonctionnement de comité de salaire et comité d’expertise."

Le préfet note sous le texte reçu : "Le 24 août 1916, Adresser copie à juge de paix avec prière nous faire connaître la réponse à faire connaître à M. le ministère du Travail."

Le 14 août 1917, sont publiés les résultats des comités, soit un an plus tard. Par la suite, ils se réunissent en 1925, 1928 (pour la confection militaire) et 1942. Par rapports aux trois ans d’écart prévus par la loi pour que les salaires suivent l’inflation, cela peut sembler peu, mais il faut savoir que, dans certains départements, les comités ne se réunissent pas du tout. Ainsi, le préfet d'Ille-et-Vilaine n’envoie pas de recueils des actes administratifs (RAA) réglementaires pendant des mois. Recevant lettres et télégrammes du ministère, il finit par répondre qu’il a bel et bien réunit les comités et publié les résultats mais qu’il les a diffusés par voie d'affichage et non par RAA, prétextant des délais d'imprimerie trop longs . La situation se répète également dans les Bouches-du-Rhône, pour les mêmes raisons.

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Le résultat de la réunion des comités, Haute-VIenne, 1916, papier imprimé, Paris, AN, © AN.

Un Recueil des actes administratifs de la Haute-Vienne

La constitution des comités, prévue par la loi, est difficile à mettre en œuvre. Trouver des ouvriers et ouvrières ne pose pas trop de problèmes mais la loi a oublié de prévoir des indemnités pour ces travailleurs et travailleuses qui perdent une journée de travail pour assister aux réunions qui se déroulent parfois loin de chez eux. Les comités d’expertise prévoient la présence de patrons et d’ouvrières à l’exclusion d’ouvriers. Le ministère du Travail est souvent obligé de revoir les listes envoyés par les préfets qui n’ont pas choisi de femmes ni respecté le nombre de délégués prévus : 4 à 6, ni plus, ni moins.

Une fois les délégués nommés, encore faut-il qu’ils assistent aux réunions. Dans les départements étendus ou quand les délégués refusent venir sans indemnité, les comités ne se réunissent pas, faute de participants. Les réunions doivent théoriquement avoir lieu tous les trois ans. En pratique, elles ont lieu tous les cinq ou six ans, parfois, pas du tout.

Les réunions de 1915-1916 et 1919-1920 se déroulent à peu près correctement, les participants sont enthousiastes du côté des ouvriers, moins du côté des patrons qui sont tout de même là pour donner leur avis. La participation aux réunions dépend ensuite du bon vouloir des juges de paix dont le rôle est de réunir les comités, et des préfets. Les inspecteurs et les inspectrices du Travail assistent souvent aux débats sans voix délibérative mais ils servent de modérateurs. En fait, les patrons et ouvriers se doivent de rechercher les salaires accordés dans les ateliers pour qu’ils s’appliquent aux ouvrières à domicile dans les mêmes spécialités et les mêmes départements. Les enquêtes sont souvent bâclées et contradictoires. L’Inspection du travail se renseigne en toute objectivité et réussit à maintenir l’équilibre entre les uns et les autres.

Il faut dire que l’établissement des salaires est très compliqué et celui des durées encore plus difficile. En effet, les enquêteurs, patrons et ouvriers, cherchent d’abord des ateliers de leur département produisant les mêmes objets que les ouvrières à domicile. Dans la dentelle ou les chapelets, la fabrication se fait entièrement à domicile et il est difficile de trouver des ateliers confectionnant ces produits. Les ateliers de référence sont donc ceux où les aponceuses cousent les pièces entre elles ou ceux où des ouvrières réparent les incidents de confection des chapelets. Les salaires et les temps de confection sont calqués sur ces ateliers-là.

De toute façon, tout peut être prétexte à protestation. La couture en atelier avec des machines à coudre électriques et de très bonnes ouvrières fausse les résultats. La loi s’intéresse aux ouvrières "moyennes", c'est-à-dire ni aux médiocres, ni aux excellentes. Mais qu’est-ce qu’une ouvrière moyenne ? Les écarts de mesure des durées entre membres du même comité, pour la même profession, déclenchent parfois des conflits qui se terminent devant la Commission centrale des salaires.

Si les résultats des comités de salaires comptent entre quatre et cinq salaires pour une vingtaine de professions, ceux des comités d’expertise s'avèrent interminables et peuvent couvrir une dizaine de pages pour un seul comité. Certains départements considèrent qu'il n’est pas possible d'établir des calculs et s’y refusent alors que d’autres s'y attèlent. La durée de confection de chaque objet est calculée puis convertie en salaire en recherchant ce qu’on peut élaborer en une heure. Mais tous les calculs donnent des prix à la pièce. Rapide ou lente, l’ouvrière est payée en fonction de ce qu’elle fabrique et non au temps passé sur la fabrication. Elles touchent donc des salaires différents selon leur habilité.

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Dossier Loi de 1915 sur le salaire des ouvrières à domicile dans l'industrie du vêtement, anonyme, date inconnue, Angers, AD Maine-et-Loire, © AD Maine-et-Loire.

Des bordereaux de salaire

Pour éviter l’exploitation des ouvrières qui ne savaient pas, avant la loi, combien elles devaient être payées car elles ne recevaient toutes la même somme pour le même travail, l’attribution d’un carnet à souche était demandé depuis longtemps. Comme le montre ce document, les bordereaux sont nominatifs. Ils ont deux volets. Doivent y figurer impérativement le nom de l’ouvrière et son adresse, les produits fabriqués et leur prix (celui qui a été fixé par les comités), la quantité de matière première confiée et la date. Aucune retenue ne doit être faite pour le fil. Cependant, de nombreux patrons continuent à le faire payer  alors que son achat est indispensable. Quand l’ouvrière rapporte le tout, la quantité rapportée et le prix payé doivent figurer sur le document. Une partie de la souche est conservée par le patron, l’autre par l’ouvrière. Or, de nombreux patrons ne remplissent pas les souches et/ou ne les donnent pas aux ouvrières. Elles ne peuvent donc connaître exactement à l'avance le prix prévu, et s'assurer qu'il est respecté à la remise de la marchandise. Après le vote de la loi, les féministes et les syndicats réclament rapidement des carnets à souche et non des blocs, faciles à perdre mais les révisions successives de la loi ne leur donneront pas satisfaction.