L'application de la loi
Cette affiche est l'une des milliers d'affiches apposées dans les départements chaque fois que les comités définissent des salaires et des durées.
"Sont fixés par le Comité départemental des salaires, ainsi qu'il suit pour les activités du vêtement si après énumérées, les salaires minima que devront dorénavant recevoir les ouvrières à domicile dans le département des Vosges" :1.5 F pour le feston, 2 F pour la broderie, 2.50 F pour la chapellerie et la lingerie militaire et autres à la machine, 3 F pour toutes les autres catégories : Lingerie, dentelles, tulle perlé, mondes, bonneterie, confection, couture, confections militaire et chaussures. Pour 10 heures de travail quotidien.
"art.2. Le présent arrêté sera publié et inséré au Recueil des actes administratifs.
Dans les trois mois de cette publication, une protestation peut être élevée contre la décision du Comité départemental soit par toutes associations professionnelles, soit par toutes personnes intéressées par la profession. Les protestations sont adressées au Préfet qui les transmet au Ministre du Travail."
Une fois que les comités ont "constaté" ce qui n'est pas fixé (ils n'ont aucun pouvoir pour décider que tel ou tel salaire est insuffisant, ils doivent être égaux à ceux des ateliers), le président du comité établit un procès-verbal qui est communiqué au préfet. Celui-ci envoie alors le texte aux Recueil des actes administratifs (RAA) du département. Quand il est imprimé, le préfet doit en envoyer 8 exemplaires au ministère en précisant à quelle date les mairies, greffes du tribunal d'instance et des prud'hommes les ont reçus. C'est cette date qui fait foi lors des protestations des patrons et ouvrières. D'innombrables courriers montrent la négligence dans les réunions des comités, les envois et le peu d'empressement des préfets à signer le courrier contenant les dates et même à envoyer les RAA, tout simplement au ministère. La loi prévoit que les protestations peuvent avoir lieu trois mois après cette date.
L'affichage de la loi est une des étapes les plus emblématiques de la loi. Pour que les ouvrières se fassent payer les tarifs fixés, il faut qu'elles les connaissent. Les mairies, greffes du tribunal de grande instance, conseils des prud'hommes reçoivent des exemplaires des RAA ainsi que des affiches plus ou moins grandes. L'affichage des nouveaux tarifs est obligatoire. Il est pourtant difficile de savoir si ces affichages ont été faits régulièrement. Il est tout aussi difficile de savoir si les ouvrières sont allées dans ces lieux pour vérifier les salaires et les durées prévus pour leur spécialité. En principe, les patrons doivent afficher le résultat des comités dans les lieux où les ouvrières viennent prendre et rapporter l'ouvrage. Mais ce geste est rarement fait.
Dans le cas où les patrons et les ouvrières ne se mettent pas d'accord sur les salaires, quand les durées sont jugées trop longues ou les salaires trop bas (pour les ouvrières) ou (trop hauts pour les patrons et l'armée), il est possible de faire appel devant la Commission des salaires qui siège à Paris. Cette commission intervient quand toutes les tentatives d'arrangement ont échoué, elle lance des enquêtes soignées et rend des jugements sans appel. En 25 ans d'application de la loi entre 1915 et 1940, elle a fonctionné 40 fois, ce qui est très peu par rapport aux milliers de salaires et de durées fixés par les comités.
Les courriers s'échangent entre le ministère et les départements. Ils s'échangent aussi entre les membres de l'administration pour essayer de régler des problèmes imprévus qui surgissent dans l'application de la loi. Le but est de lever toutes les équivoques mais la loi n'améliore pas vraiment la situation des ouvrières et sa révision est demandée dès la fin de la guerre.
L'affichage de la loi dans les ateliers
Cette carte postale représente la manufacture de dentelles de Retournac (Haute-Loire) et un détail du mur qui fait face à la banque de dépôt et de retrait des marchandises par les dentellières.
Transformés en musée dans les années 1995 par le rachat rapide des ateliers Experton, ces bâtiments conservent sur cette photo leur aspect d’origine avant la restauration des lieux. La grande salle est restée telle quelle jusqu'à notre époque. Les dentelles sont classées par genres sur des centaines d’étagères qui entourent des tables sur lesquelles se faisait la mise en forme des dentelles pour les préparer à la vente. Sur le côté droit (non visible sur la photo), une petite pièce séparée sert à la réception des dentelles. La banque, sorte de comptoir, recevait les femmes qui rapportaient les dentelles et venaient chercher le fil et les modèles. Sur la photo suivante, l’affichage de la loi est, en principe, respecté. En réalité, l’affichette « Remplissez vos devoirs pour obtenir le respect de vos droits » et celle qui porte sur les congés maternité (la photo date sans doute des années 1950) sont les plus visibles. En dessous, un petit carton est consacré à la loi sur le salaire des dentelles mais le texte (tant sur la photo que dans la réalité) est indéchiffrable. La loi n’est pas appliquée et jamais une dentellière n’a eu le courage de demander ce qui était écrit, sous peine de perdre son travail. Il y a au moins deux mètres entre l’affichette (en réalité une coupure de journaux) et l’endroit où l’ouvrière se trouve.
Enfin, une grande désillusion attend toutes les partisanes de la loi. Celle-ci prévoit une procédure d’appel pour que les ouvrières puissent se faire aider quand elles protestent contre un salaire inférieur à celui qui est dans le RAA. Des associations autorisées (comme l’OFTD) et des syndicats (comme la CGT) pourront les représenter devant les tribunaux. Or très vite, ils ne peuvent les représenter que si elles donnent leur nom et risquent alors le renvoi. Il faut attendre le Front populaire, vingt ans plus tard, pour que les ouvrières osent ester en justice et obtenir leur dû.
Notes marginales de Charles Picquenard sur la dentelle
Ce texte fait partie des milliers de courriers qui rendent compte des échanges entre les départements et le ministère du Travail et à l’intérieur même du ministère. Charles Picquenard surveille avec attention et compétence les moindres détails d’une application délicate.
La plupart des courriers envoyés aux préfets passent entre ses mains ainsi que les notes de service avant qu’elles ne se transforment en courriers. Tout n'est pas détaillé dans le texte de la loi. Pendant longtemps, le doute demeure sur les catégories d’objets auxquels elle s’applique. La question principale est : cet objet relève-t-il ou non du vêtement? Les dentelles appartiennent aux deux catégories. Il arrive parfois que les ouvrières travaillent pour le vêtement mais aussi pour l’ameublement. Comment les payer ? Comment calculer le nombre d’heures dans une spécialité (visée par la loi) ou l’autre (qui n’est pas encore concernée)? Cette question disparaît quand toute la fabrication dentellière est touchée par la loi en 1922 et que des décrets (1922, 1926 et 1935) élargissent la loi à des professions diverses (chaises, passementerie etc.). À ce moment-là, la loi touche toutes les professions à domicile, qu’elles concernent ou non le vêtement.
Commentaires de Charles Picquenard en marge d'un projet de lettre (1916)
"La note est très bien… mais il n'est pas douteux que l'intention du législateur ait été d'étendre la loi à toute la lingerie et à toute la dentelle. […]. M. Chassaing et le ministre ont parlé d'une façon générale de l'industrie de la dentelle, de la fabrication des dentelles… faire de distinction… sans doute on a repoussé les chapelets, sautoirs etc. comme ne rentrant pas dans l'industrie du vêtement et on peut suite soutenir a contrario que la lingerie et la dentelle ont été … parce que rentrant dans l'industrie du vêtement.
Mais il ne s'ensuit pas - et c'est là qu'il est indiqué à la fin de la note - que les dentelles et lingeries non destinées à l'habillement ne sont pas soumises à la loi.
On a inscrit les dentelles et lingeries parce qu'elles sont […] destinées à l'habillement qu'à ce titre elles peuvent se rattacher à l'industrie du vêtement, pour employer l'expression même du ministre, on a généralisé…"
Des critiques aux révisions de la loi
Dans les années 1930, une campagne internationale a lieu en faveur du retour de la mère au foyer. De nouveau, la place des femmes est à la maison, sans qu’il soit question du travail à domicile pour elles. Cette revue chrétienne montre une jeune femme qui coud à la machine entourée de quatre enfants. Ils saluent le père qui, casquette vissée sur le crâne, part courageusement, sous la neige, travailler à l'extérieur. Maquillée, habillée à la mode et souriante, la mère s'apprête à travailler tout en gardant ses enfants (c'est peut-être jeudi et il n'y a pas d'école) ? Travaille-t-elle ? Confectionne-t-elle des vêtements pour ses enfants ? L’ambiguïté de cette image est totale. Aux hommes le travail extérieur qui les oblige à affronter les éléments déchaînés, aux femmes la douce quiétude du foyer.
Malgré cette campagne, les femmes ne veulent pas s’arrêter de travailler, soit parce qu’elles ne peuvent pas faire autrement et qu’un salaire ne suffit toujours pas pour vivre, soit parce qu’elles doivent se débrouiller seules, soit enfin, parce qu’elles aiment leur métier qui les rend indépendantes.
Après la loi sur les allocations familiales (1932), les ouvrières à domicile espèrent beaucoup du Front populaire mais les congés payés et autres lois sociales ne s’appliquent pas au travail à domicile. L’habitation demeure l’endroit sacré dans lequel les inspecteurs du Travail ne peuvent entrer. Le nombre d’ouvrières à domicile est toujours estimé à un million, donc la situation reste difficile malgré la loi de 1915. Les réunions des comités d’expertise et de salaires diminuent en nombre (sauf pendant le Front populaire, 1936-1937).
La loi, ayant subi de nombreuses critiques, a été, en partie, révisée, le 14 décembre 1928 Deux nouveaux articles sont importants : le premier introduit l’indemnisation des membres des comités, le second ouvre la loi aux hommes. L’indemnisation des réunions, que certains Conseils généraux pratiquaient déjà, ne semble pas avoir déclenché plus d’assiduité des membres. Quant à l’ouverture de la loi aux hommes, la question avait été posée en 1915 mais les députés avaient refusé, considérant que la loi devait protéger les femmes et que les salaires masculins n’étaient jamais des minima. La guerre a renvoyé dans leurs foyers de milliers d’invalides qu’il fallait à leur tour protéger. Quant à l’application de la loi à tous et toutes, elle se faisait dans de nombreux pays et rendait universelle un mode de travail dans lequel les hommes et les femmes devaient avoir des salaires égaux.
Dans les années 1936-1937, une nouvelle campagne a lieu pour introduire dans la loi les améliorations votées pour les travailleurs en usine et en atelier. Le ministère lance des enquêtes d’où il ressort que les patrons ne veulent toujours pas de loi alors que les syndicalistes et de nombreux députés veulent faire bénéficier toutes les catégories de travailleurs y compris les travailleurs à domicile, des nouvelles lois.
Prévue en 1939, la troisième loi sur les salaires des travailleurs à domicile n’est pas votée car la guerre donne d’autres soucis au gouvernement. Le régime de Vichy promulgue un décret-loi reprenant quelques éléments de la loi prévue par la République. Les comités disparaissent et le préfet, même s’il est sensé se renseigner, décide seul des salaires qui sont publiés dans le RAA, sans concertation. Si les congés payés et les allocations familiales sont prévus, il n’en est pas de même pour les accidents du travail. De plus, les sanctions prévues par la loi de 1915 en cas de non application des nouveaux salaires n’entraînent que des contraventions très basses.
Ainsi tronquée, la loi du 1er août 1941 demeure en place jusqu’en 1957.