Yvette Roudy et l’histoire des femmes
Avec Yvette Roudy, l'histoire des femmes accède à une reconnaissance officielle et devient un élément, sinon de réflexion, du moins de communication politique. Cette histoire spécifique s'y prête en effet, assumant volontiers une dimension engagée, justicière à l'égard des victimes des « silences de l'histoire ». De son côté, le féminisme français, après l'effervescence radicale des années 1970, très hostile à la vie politique institutionnelle, se recompose et adopte une démarche plus réformiste où l'expertise tient un grand rôle. Ce processus d'institutionnalisation influence la « demande sociale » : les pouvoirs publics sont interpellés sur l'absence des femmes dans la symbolique de la Cité et sollicités pour soutenir des initiatives liées à l'histoire des femmes et à la reconnaissance officielle de leur rôle à travers commémorations et panthéonisation. D'une certaine manière, l'histoire des femmes comble un déficit (structurel) de mémoire collective des femmes. Les usages politiques de l'histoire des femmes sont le produit des interactions du "féminisme d'Etat" avec l'offre académique et la demande sociale. L'Etat accompagne cette évolution, de la connaissance à la reconnaissance.
Le premier 8 mars officiel
La ministre des Droits de la femme innove en célébrant officiellement cette journée dès 1982. Afin de « commémorer la lutte des femmes pour que cessent les inégalités et les discriminations dont elles sont victimes » déclare Yvette Roudy le 9 mars 1983. Imposer le 8 mars à l'Etat est à l'évidence un acte commémoratif. C'est une invitation à découvrir une histoire méconnue… mais parfois aussi manipulée. La ministre le sait, et prend ses distances avec le récit mythique des origines du 8 mars commémorant une grève imaginaire des ouvrières américaines en 1857. En insistant sur le rôle de Clara Zetkin dans la création de la journée internationale des femmes (lors de la 2e Conférence internationale des femmes socialistes à Copenhague), Yvette Roudy place l'événement nettement à gauche. Le parcours de celle qui deviendra l'un des leaders du parti communiste allemand permet d'inclure la gauche communiste, de même que l'évocation du rôle des femmes russes le 8 mars 1917.
Dans les médias, cette vision de gauche est dénaturée : la « Journée internationale des luttes des femmes » tend à devenir une « Journée de la femme », façon « fête des mères ». Quant aux militantes du Mouvement de libération des femmes, elles se sentent inévitablement flouées par la mise en scène officielle de « leur » Journée et les valeurs implicites qu'elle promeut. Le 8 mars d'Etat devient en tout cas l'occasion, souvent unique dans l'année, de valoriser l'histoire des femmes par des expositions, des conférences, des émissions de timbre, des films documentaires, des brochures et des affiches du ministère, sans oublier les petites boîtes d'allumettes ornées de portraits de féministes.
Le 8 mars 1982, François Mitterrand préside une grande cérémonie et prononce un discours prônant « l'autonomie, l'égalité, [et] la dignité » des femmes et confiant à Yvette Roudy la tâche de corriger les injustices dont elles souffrent. Le président de la République salue un groupe de femmes réunies pour l'occasion par Yvette Roudy, en retrait, derrière lui. Sur sa droite Danielle Mitterrand l'épouse du Président. En 2008, Yvette Roudy se souvient avoir fait convier des femmes de milieux plutôt privilégiés et indique que François Mitterrand l'a remarqué.
Soixante femmes "ayant marqué l'histoire du féminisme"
A l'occasion du 8 mars de 1982, Yvette Roudy souhaite porter à la connaissance du grand public des femmes célèbres trop peu connues à son goût. Les portraits géants de soixante femmes « ayant marqué l'histoire du féminisme » ornent le grand hall de la gare St Lazare. Yvette Roudy, vêtue d'une grande cape sombre, tient à la main le carton d'invitation. Elle inaugure cette exposition grand format d'un genre inédit et ne se trouve pas fortuitement, pour la photo, sous le portrait de Louise Michel.
Ce procédé renoue avec les galeries de femmes illustres et prend à contre-pied les tendances de l'historiographie savante - la « Nouvelle Histoire » - et les valeurs du féminisme radical (et du mouvement ouvrier) généralement hostiles à la personnalisation des luttes collectives. L'exposition sera reprise par Bertrand Delanoë après son élection à la mairie de Paris et disposée sur la façade du Panthéon le 8 mars 2002, puis en 2008.
Yvette Roudy veut rendre hommage – mot le plus utilisé – aux femmes, à « la Femme ». Chaque année, elle obtient un timbre : Clara Zetkin en 1982, Danielle Casanova en 1983, Flora Tristan en 1984, Pauline Kergomard en 1985, Louise Michel en 1986. Le retour de la droite au pouvoir met fin à cette série.
La ministre assume pleinement un positionnement de gauche et ne cherche pas à rassembler autour de figures consensuelles. Les féministes en bénéficient, comme dans les huit documentaires réalisés avec l'aide du ministère des Droits de la Femme par Jacques Merlinot et Henri-Pierre Vincent qui présentent des portraits de Berthie Albrecht (avec Danielle Mitterrand), Olympe de Gouges (Benoîte Groult), George Sand (Dominique Desanti), Flora Tristan (idem), Virginia Woolf (Viviane Forrester), Christine de Pisan (Claude Gauvard), Hubertine Auclert (Michelle Perrot) ainsi que de Simone de Beauvoir, la seule vivante (avec Delphine Seyrig, Annie Sugier et Anne Zelensky).
La longue marche
La chronologie des droits des femmes est une formule qui plaît. Elle rend justice car elle comble les lacunes des chronologies « générales, mais elle a l'inconvénient de masquer les régressions en suggérant un sens de l'histoire linéaire orienté vers des progrès constants. La chronologie place automatiquement le temps présent dans une situation avantageuse après une sélection de faits déjà promus par la postérité. Or l'inarticulation entre le passé et le présent devrait interroger : au service de quel présent l'histoire des femmes est-elle utilisée ? L'affiche du PS intitulée "La longue marche", éditée en 1991, montre les limites de la formule "sélection de dates et d'héroïnes".
Ténèbres avant la Révolution : une seule date antérieure à 1789, celle de La Cité des Dames de Christine de Pisan en 1389. Puis jusqu'au milieu du XXe siècle, succession de révolutionnaires, de féministes, et de philosophes plaidant pour l'égalité des sexes, de leaders socialistes. À partir de 1944, des dates correspondant à des acquis législatifs s'intercalent avec les héroïnes. La sélection sur-représente le féminisme intellectuel (11 publications mentionnées). Les femmes grévistes – l'un des rares collectifs évoqués – sont cantonnées dans un décor rétro. La mixité est sauvée par cinq occurrences de noms d'hommes (John Stuart Mill, Bebel, Léon Blum, Mitterrand cité deux fois). Ces points d'appui historiques sont ceux de la culture féministe de gauche et reprennent la sélection faite par Yvette Roudy pour une affiche du PS de la fin des années 1970. L'année 1981 marque la rupture brutale du critère de sélection. Sans explication, on passe de la culture d'opposition à la culture du pouvoir. Adieu, rebelles et martyrs de la cause des femmes ! Honneur à (pour ne citer que les dernières) Mary Robinson présidente d'Irlande (1990), Pauline Bebe première femme rabbin en France et en Europe (1990), Ann Richards, gouverneur du Texas (1990) et Edith Cresson, première femme Premier ministre en France en 1991.
Notons l'évitement de la féminisation des noms de métier (pourtant demandée en 1984 par la commission de terminologie nommée par Yvette Roudy et présidée par Benoîte Groult), mais surtout, l'incohérence des choix postérieurs à 1981 : la libération des femmes se résume-t-elle à l'accès de certaines à des postes de pouvoir ? L'histoire du temps présent n'a pas encore guidé la main des politiques. Nul(le) ne sait encore qui est la Flora Tristan de notre temps. Tel un lapsus, cette affiche montre surtout que « la greffe féministe n'a pas pris sur l'appareil socialiste ».