Yvette Roudy, née Saldou
Le parcours d'Yvette Roudy, militante socialiste et féministe, est remarquable en raison de sa trajectoire sociale ascendante, ce qui est finalement assez rare dans la vie politique, même à gauche.
Fille de Jeanne et Joseph Saldou, elle est née à Pessac, en Gironde, le 10 avril 1929, dans un milieu très modeste. Son père, ouvrier dans la métallurgie, est revenu de la guerre de 1914-1918 avec une pension d'invalidité et est devenu employé de la ville de Pessac. Il est proche de la SFIO. Yvette a développé un caractère indépendant, réagissant contre la formule de ses parents, « Ça, ça n'est pas pour nous » et contre l'autorité paternelle. Sa mère décède d'un cancer alors qu'Yvette n'a pas 12 ans. Elle a un frère, Pierre, et une sœur, Simone.
Elle obtient son certificat d'études mais son père refuse qu'elle aille au lycée. Elle apprend alors dans une école pratique la sténographie et devient secrétaire-comptable dans une conserverie de poisson bordelaise.
En 1948, à 17 ans, elle rencontre Pierre Roudy, âgé de 18 ans, lycéen, qui travaille à la poste la nuit. Il sera son pygmalion. Ils se marient le 16 juillet 1951 et partent à Glasgow pour trois ans, ce qui permet à Yvette de perfectionner sa connaissance de l'anglais. De retour à Bordeaux en 1955, Yvette réussit son baccalauréat et prend un emploi dans une compagnie américaine. Quand cette compagnie se déplace à Paris en 1956, le couple décide de s'y installer. Pierre, qui organise des activités théâtrales au lycée où il enseigne l'anglais, présente une pièce adaptée par Colette Audry. En 1963, Colette Audry, intellectuelle, éditrice, propose à Yvette Roudy de traduire The Feminine Mystique, de Betty Friedan, et lui fait découvrir le Mouvement démocratique féminin qu'elle rejoint en 1964. Cet engagement militant lui permet de rencontrer l'autre femme qui a marqué sa vie : Marie-Thérèse Eyquem. A l'automne 1965, elle fonde un journal bi-mensuel, La femme du XXe siècle, édité par le MDF, dont elle restera directrice jusqu'à sa disparition en 1971, à la suite à la fondation du nouveau Parti socialiste.
1965 : Yvette Roudy devient « journaliste », et débute une riche carrière militante, tout en protégeant le domaine privé, où demeure la présence discrète de son mari-compagnon, Pierre Roudy.
L'héritage familial
L'ouvrage autobiographique d'Yvette Roudy, A cause d'elles, publié pendant qu'elle était ministre des Droits de la femme, commence par ces mots : « A seize ans, j'entrai comme dactylo dans une conserverie de poisson ». Avec humour, elle aurait pu titrer l'ouvrage Fille du peuple, pour parodier Maurice Thorez. Mais il n'y a point d'ouvriérisme dans le propos. Et au contraire, elle assume sa farouche volonté de refuser le destin social qui attend les enfants de sa condition, et, double refus, le destin spécifique des filles.
« N'avais-je pas entendu tout au long de mon enfance et de mon adolescence cette phrase résignée qui me fait encore bondir : « Ça, ça n'est pas pour nous ! » Mon père et ma mère n'arrêtaient pas de la répéter et je ne la comprenais pas. Ni à huit ans, ni à quatorze ans, ni à dix-sept ans. Je crois que je ne la comprendrai jamais. Je suis convaincue que mon engagement politique vient de cette opiniâtreté à ne pas vouloir admettre que certaines choses soient interdites à beaucoup, autorisées à quelques uns », raconte-t-elle.
Son père lui ne se pose pas de questions, explique-t-elle. Il entre à l'usine à 12 ans, subit la guerre, est blessé à Verdun, et trouve un modeste emploi pour invalide dans la banlieue de Bordeaux. Sa mère, Jeanne Dicharry, fille de pauvres métayers, a appris le respect craintif du maître, « Lou Moussu », propriétaire tout puissant des terres. Elle meurt prématurément.
La famille demeure soudée autour du pater familias – « Qui est le maître ici ? » - mais perturbée par les ennuis du père avec le maire, son employeur, puis par sa fuite vers des plaisirs extérieurs à la maisonnée. Yvette Roudy refuse très tôt de jouer la ménagère idéale, se cache pour lire, et n'a d'autre issue que de s'inscrire dans une école pratique.
Pierre et Yvette Roudy : un couple discret
« Pierre est un féministe » déclare Yvette Roudy. « Nous nous sommes connus jeunes. Il m'a ouvert les portes de la culture et m'a beaucoup encouragée. C'est le compagnon d'une vie. Il ne s'intéresse pas à la politique. C'est avant tout un homme de théâtre et de culture » .
Répondant à une étudiante, Elise Roullaud, sur la discrétion avec laquelle elle traite sa vie privée :
« Les journalistes essaient toujours de rentrer chez vous. Je ne me souviens pas de ce qui s'est passé. Mais lui il n'est pas intéressé par la politique et de façon assez classique, si vous voulez, on ne mélange pas les choses. Je pense qu'il ne faut pas. Cette façon de certains hommes politiques d'amener leurs épouses par la main, de les mettre en avant, ça ne me paraît pas une bonne chose et c'est très mauvais pour eux parce que de toute façon il y a une personne qui est exposée, en représentation, et les autres ou bien ce sont des faire valoir ou bien c'est de la décoration, ce n'est pas agréable pour eux. Il y a d'ailleurs beaucoup d'épouses d'hommes politiques qui en souffrent. […] Je reconnais que pour un homme politique c'est un avantage quand on a une femme qui vous aide, qui vous met en valeur. Mais les femmes politiques en général, non, parce que ce n'est pas dans les « rôles sociaux ».
Colette Audry, amie et mentor
Colette Audry (1906-1990) est une rencontre capitale pour Yvette Roudy. Ecrivaine, enseignante, intellectuelle, éditrice, amie de Beauvoir, ancienne résistante, femme libre dans sa vie personnelle, elle a tout pour fasciner la jeune femme. Colette Audry est aussi une militante socialiste, poperéniste. Lorsqu'Yvette Roudy la rencontre, Colette Audry a rejoint le PSU. Féministe, elle aussi très active au Mouvement démocratique féminin et dirige la collection Femmes chez Denoël-Gonthier.
Mariée peu de temps, mère d'un fils né pendant l'Occupation, elle ne refuse pas la maternité, contrairement à Beauvoir, et elle privilégie ses amours avec des femmes (ce qui resurgit dans son œuvre avec La Statue et puis l'adaptation d'Olivia au cinéma). Son rôle au Mouvement démocratique féminin est important : c'est l'apogée de son investissement féministe, car un peu plus tard, elle ne se sentira pas en phase avec le MLF et considérera la lutte des classes comme prioritaire.
Colette Audry confie à Yvette Roudy sa première traduction importante, celle du livre de l'Américaine Betty Friedan, The Feminine Mystique (1963), qu'elle traduira sous le titre La femme mystifiée (1964). Elle traduit par la suite Ma Vie d'Eleanor Roosevelt (1965) et La Place des femmes dans un monde d'hommes d'Elizabeth Janeway (1972). Yvette Roudy peut quitter son emploi et se consacrer au travail intellectuel.
La femme mystifiée, qui a fait sensation aux Etats-Unis, est considéré comme une base du renouveau du féminisme outre-atlantique. Yvette Roudy trouve qu'il lui manque une dimension politique, mais est tout de même impressionnée par le problème qu'il pose, celui de la femme qui souffre "de vivre au-dessous de ses capacités".
Marie-Thérèse Eyquem
Marie-Thérèse Eyquem (1913-1978) est une personnalité un peu oubliée, même si une salle du siège du PS, rue de Solférino, porte son nom… D'origine modeste, venue du militantisme catholique, directrice des sports féminins au commissariat à l'Education et aux Sports jusqu'en 1942, elle participe à la propagande d'État sous Vichy, proposant une « doctrine Marie-Thérèse Eyquem » reprenant la gymnastique harmonique d'Irène Popard et la méthode de Georges Hébert. A la Libération, elle devient inspectrice des sports. C'est son engagement au sein du Mouvement démocratique féminin qui la conduit à la Convention des Institutions Républicaines.
En 1965, elle est secrétaire générale du comité de soutien à la candidature de Mitterrand puis chargée de la « promotion de la femme » dans le contre-gouvernement. Elle accepte d'y être la seule femme…
Après le congrès d'Epinay, le nouveau parti socialiste n'est guère plus ouvert aux femmes. Aucune femme au secrétariat national, au bureau exécutif et seulement trois femmes au comité directeur, dont Marie-Thérèse Eyquem, déléguée à l'action féminine.
La rencontre avec Marie-Thérèse Eyquem est « décisive » pour l'engagement futur d'Yvette Roudy. Parler de « mentor » n'est pas trop faible. « Avec Colette [Audry], l'important, c'était la discussion, la réflexion. Avec Marie-Thérèse Eyquem, ça a tout de suite été l'action, l'organisation, c'était une femme de mouvement, un personnage trépidant, brillant, coloré, très lyrique », se souvient Yvette Roudy.
Tous les témoignages convergent pour louer sa vitalité, sa générosité, sa perspicacité… Fumeuse de pipe, adepte des tailleurs masculins, entourée de femmes intelligentes qui se dévouaient pour elle, Marie-Thérèse Eyquem ne fait pas mystère de son homosexualité, mais ne l'affiche pas. C'est la maladie – un cancer – qui met fin à sa vie, la surprenant alors qu'elle est toujours en situation de responsabilité au PS.
Yvette Roudy franc-maçonne
Yvette Roudy entre en franc-maçonnerie en 1968, à la Grande Loge féminine de France. Elle assume son appartenance mais en parle assez peu et garde pour elle les « vertus » ou avantages de la maçonnerie. On peut supposer tout de même qu'elle y apprend à mieux s'exprimer, qu'elle y trouve une sorte de formation continue, et qu'elle peut y rencontrer des femmes "différentes" mais pour partie aussi féministes. Elle y voit aussi une "remarquable école de démocratie". L'apport de la maçonnerie est aussi plus intime : "elle me donne des forces pour me construire et avoir le courage de prendre des décisions". Une fois ministre, Yvette Roudy s'entoure de certaines de ses "sœurs" dans son cabinet, mais elle se plaint aussi de ce que des quasi « inconnus » ou "inconnues" la sollicitent au nom de la "solidarité maçonnique". Elle reconnaît cependant que même si elle fut parfois déçue, elle a pu, après tel ou tel échec électoral, se ressourcer à travers la création d'une nouvelle Loge.
L'importance de la franc-maçonnerie ne doit pas être sous-estimée dans les années 1970: les lois Neuwirth (1967) et Veil (1975) furent en partie soutenues par des réflexions de franc-maçons ou maçonnes. Les débats sur la bioéthique ont pu également dans les années 1980 s'enrichir des travaux des loges : Yvette Roudy présidera la commission de la bioéthique de l'Assemblée nationale de 1992 à 1993. Néanmoins, la Grande loge féminine de France n'est pas toujours en avance sur la société : elle a par exemple attendu 2006 pour la première reconnaissance maçonnique d'un couple de femmes alors que la loi sur le pacs remonte à 1999.
Pour Yvette Roudy, la franc-maçonnerie relève de la "sphère privée" et de la "vie intime" sur laquelle elle communique peu, hormis dans des hommages rendus à ses proches amies, comme Edith Hakoun ou Blanche Albert.