Cléopâtre, femme fatale ?
Dernière représentante de la dynastie des Ptolémées qui régna sur l’Égypte de 305 à 30 av. J.-C, la reine Cléopâtre VII (51-30 av.) est l’une des rares femmes à avoir exercé un pouvoir personnel officiel dans l’Antiquité (1). Son règne est néanmoins peu documenté par les sources directes et l’image associée à la souveraine dans la culture commune dérive pour l’essentiel de la propagande déployée par Octave, futur Auguste, dans son affrontement avec Marc Antoine (2). Afin de taire ce que cet affrontement était réellement – un nouvel épisode des Guerres civiles et une lutte pour le pouvoir à Rome – la guerre contre Antoine fut justifiée par l’alliance de ce dernier avec la reine d’Égypte. Dans le camp d’Octave, cette alliance fut présentée comme une alliance indigne au sein de laquelle un homme se trouvait soumis à une femme, un Romain à une étrangère, un ancien serviteur de la République à un despote conspirant à sa perte. De là découlent directement deux des principaux traits restés attachés à la figure de Cléopâtre depuis l’Antiquité : son pouvoir de séduction et son caractère égyptien. Les deux images sont réunies dans cette aquarelle de Gustave Moreau (1887) qui présente une Cléopâtre très dénudée, dans un décor égyptisant. Le serpent montant vers le poignet droit permet d’associer érotisme et symbole de mort.
La séductrice
Si la réalité des liaisons de Cléopâtre avec Jules César (de 48 à 44) puis avec Marc Antoine (de 41 à 30) ne fait aucun doute, l’image de séductrice attachée à la souveraine procède en grande partie de la rivalité, puis de la guerre, entre Octave et Marc Antoine. Il s’agissait pour le premier de dénier au second toute légitimité à gouverner Rome en le présentant comme un homme entièrement soumis à la reine d’Égypte et devenu un simple outil de ses ambitions. L’idée est exprimée avec force chez plusieurs auteurs d'époque romaine, dont la vision des faits a été nourrie par la propagande octavienne : « Cléopâtre subjugua totalement Antoine » (Plutarque, Vie d’Antoine, XXVIII, 1) ; « C'est ainsi qu'une femme égyptienne demande, à un général ivre, l'empire romain pour prix de ses faveurs » (Florus, Abrégé, IV, 11) ; « S’étant épris de Cléopâtre qu’il avait vue en Cilicie, [Antoine] n’eut plus aucun souci de son honneur ; il devint l’esclave de l’Égyptienne et ne s’occupa que de son amour pour elle » (Dion Cassius, Histoire romaine, 48, 24). Dès l’époque d’Octave, Cléopâtre fut aussi accusée d’être une « reine prostituée » (meretrix regina) s’offrant à ses esclaves (Properce, Élégies, III, 11). Outre l’opprobre évident qu’elle jetait sur la souveraine, cette accusation avait sans doute aussi pour but de marquer d’un sceau d’infamie la naissance de Ptolémée XV, le fils que Cléopâtre elle-même avait affirmé être celui de Jules César (et qui l’était probablement). Les auteurs postérieurs complétèrent l’image d’une reine à la sensualité insatiable, à l’instar de l’auteur anonyme des Hommes illustres de la ville de Rome (fin du IVe siècle), pour qui « bien des hommes achetèrent de leur existence la faveur d'une de ses nuits » (Hommes illustres, 86). L’idée fournit à Théophile Gautier la trame de sa nouvelle, Une nuit de Cléopâtre (1838), qui connut un grand succès.
L’Égyptienne
« Ô abomination ! Son épouse égyptienne le suit » (Virgile, Enéide, VIII, 688).
Comme tous les souverains de la dynastie lagide, Cléopâtre était une princesse d’origine macédonienne et de culture grecque. En contexte égyptien, elle fut néanmoins figurée en Isis, comme l’avaient été les reines ptolémaïques avant elle. Tel est le cas sur le mur extérieur sud du temple d’Hathor à Dendérah, où elle apparaît derrière son fils Ptolémée XV représenté en pharaon. Ce type de représentation s’inscrit dans la continuité d’une politique mise en place dès les premiers Ptolémées et visant à renforcer, par la reprise des traditions pharaoniques, leur légitimité auprès de leurs sujets égyptiens. Mais ce caractère égyptien de la dynastie ne s’est jamais manifesté que dans des contextes bien particuliers. Sur les monnaies royales c’est un autre visage de la souveraine qui apparaît : dans une iconographie purement grecque, Cléopâtre dotée du titre de basilissa (reine) porte le diadème, l’emblème de toutes les royautés hellénistiques. Comme l’a montré l’historien J. Bingen, l’épithète inédite Philopatris, « qui aime sa patrie », que la reine adopta en 37/6 av. J.-C., était même une référence explicite à sa patrie macédonienne (1). Si la littérature romaine issue de la propagande octavienne a fini par consacrer Cléopâtre comme l’« Égyptienne », c’est pour mieux la poser en ennemie de Rome. Le simple fait que la reine ait su parler égyptien reste sujet à caution (2). L’idée repose sur un passage célèbre de Plutarque qui doit être remis dans son contexte : la description par l’auteur de la première rencontre entre Cléopâtre et Marc Antoine à Tarse à l’hiver 41 (Vie d’Antoine, XXVII, 3-5). Plutarque y vise en fait à démontrer tout le potentiel érotique du « commerce » de la reine Cléopâtre : une voix dont le timbre même est source de plaisir, une conversation séduisante et un contact direct avec ses interlocuteurs, sans la médiation d’interprètes. C’est dans ce contexte qu’il lui attribue la connaissance des langues de pratiquement tous les peuples orientaux connus des Grecs : Éthiopiens, Troglodytes, Hébreux, Arabes, Syriens, Mèdes et Parthes. Ce passage pose donc bien des questions, et ne dit pas grand-chose des compétences linguistiques réelles – quelles qu’elles aient été – de la dernière reine d’Égypte.
« Et de fait, on dit que sa beauté en elle-même n’était pas incomparable ni propre à émerveiller ceux qui la voyaient, mais son commerce familier avait un attrait irrésistible, et l’aspect de sa personne, joint à sa conversation séduisante et à la grâce naturelle répandue dans ses paroles, portait en soi une sorte d’aiguillon. Quand elle parlait, le son même de sa voix donnait du plaisir. Sa langue était comme un instrument à plusieurs cordes dont elle jouait aisément dans le dialecte qu’elle voulait, car il y avait très peu de barbares avec qui elle eût besoin d’interprète : elle répondait sans aide à la plupart d’entre eux, par exemple aux Éthiopiens, aux Troglodytes, aux Hébreux, aux Arabes, aux Syriens, aux Mèdes et aux Parthes. On dit qu’elle savait encore plusieurs autres langues, tandis que les rois ses prédécesseurs n’avaient même pas pris la peine d’apprendre l’égyptien et que même quelques-uns avaient oublié le macédonien. »
Plutarque, Vie d’Antoine, XXVII, 3-5 (trad. R. Flacelière et E. Chambry, Les Belles Lettres, CUF).